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« Un jour, après un déjeuner en famille sur l’herbe, et à la faveur d’une sieste générale, un agriculteur eut, par curiosité, l’idée de voir comment était faite une feuille de doum, palme du palmier nain qu’il avait à portée de main. Avec une épingle à cheveux qu’il retira de sa femme endormie, il effilocha cette feuille et se rendit compte qu’elle était faite de longues fibres unies l’une à l’autre par de la chlorophylle. L’idée de la fibre végétale était née. »
Fréquemment en traversant les campagnes de longs bâtiments à l’abandon attirent le regard. La plupart sont d’anciennes usines de l’époque coloniale qui fonctionnèrent jusque dans les années 1970, tout comme dans le quartier industriel de la ville d’Essaouira où d’anciennes entreprises très florissantes de la première moitié du 20e siècle sont maintenant en friches.
Du côté d’El Hanchane, quelques centaines de mètres plus loin sur la route de Meskala, une maison à colonne intrigue sur le bord de la route quasi complètement cachée par des eucalyptus. Aux alentours de multiples bâtiments en ruine. Il s’agit de l’une des usines de crin végétal de la compagnie Nord Africaine qui en possédait une petite dizaine au Maroc réparties du Nord au Sud du pays, dont trois dans la région à Imintlit, du côté de Talmest et à Douar Arbalou sur la commune d’ El Hanchane. Celle ci fut opérationnelle dès 1920 et périclita en 1970, le crin végétal sera abandonné au profit des fibres synthétiques et de la mousse.
Jusqu’au milieu du 19e siècle les sièges, les fauteuils, étaient rembourrés de crin animal tiré de la crinière et de la queue des chevaux, et les matelas avec de la laine ce qui les rendaient extrêmement coûteux. Avec l’arrivée de l’industrie automobile au 19e siècle, il devient nécessaire de trouver un produit de substitution au crin animal et à la laine. Abondant dans les pays du Maghreb, le « doum » ou palmier nain (chamaerops humilis) va remplir cette fonction.Cette plante croit spontanément tout autour du bassin méditerranéen, sorte de buisson ramifié, aux souches parfois centenaires en Afrique du nord qui se constitue en fourrés bas et impénétrables.
L’usine abandonnée, une famille y reste vivre. Le grand-père, le père M’Bark et le fils Omar y travaillèrent et en sont maintenant les gardiens de la mémoire. La famille d’Omar vit sur place dans la grande maison, anciennement celle du directeur de l’usine, attenante aux ateliers de mécanique aujourd’hui occupés par des montagnes de sacs de noix d’argan ou autres produits selon la saison.
Un jardin a survécu peuplé d’orangers, de mandariniers, de citronniers et d’un gigantesque figuier. Le grand réservoir qui assurait l’arrosage du jardin, ou faisait office de piscine en cas de grosse chaleur pour les enfants, témoigne de la richesse passée du lieu.
Omar est né ici, dans une petite maison entourée d’eucalyptus sur le site de l’usine. D’anciennes écuries et porcheries, en ruine également, jouxtent un côté du jardin et l’usine s’étire à l’autre bout, immenses ateliers pavés, vestiges épars, en partie occupés par les chèvres de la famille. Le matériel a disparu mais Omar et M’Bark nous racontent l’usine, la font vivre. Ici était un moteur anglais de 50 CV, ici l’atelier de filature, là encore celui d’emballage pour les ballots qui partaient par bateau d’Essaouira ou de Casablanca destinés à l’étranger essentiellement à l’Europe.La nostalgie est grande mais la fierté aussi quand ils évoquent les bassins dans lesquels parfois le crin était teinté pour une demande spéciale du palais royal.
La maison et l’usine furent équipées en électricité avant l’heure avec une grosse dynamo, indispensable pour les poulies de filature! Un moteur hydraulique complétait le tout. Une cinquantaine d’ouvriers y travaillaient, les femmes les relayèrent pendant la guerre et le mazout et le charbon de bois qui venaient de France remplacèrent l’électricité. Omar nous explique qu’ici fut installé, devant le grand bâtiment, le premier moulin à farine de la région. Ce moulin fonctionnait jour et nuit et les femmes qui y travaillaient se donnaient du courage en chantant, imaginant des refrains avec le nom du patron. Omar nous les chante, riant comme un enfant !
Différentes étapes étaient nécessaires pour conditionner la plante afin qu’elle devienne crin, ficelle ou corde. Ici elle était essentiellement destinée au rembourrage. Le ramassage, l’effilochage qui avec le peignage produisait la fibre dans un premier temps ; une cardeuse, assurait parallèlement le nettoyage de la fibre afin d’éviter tout déchet qui aurait nuit à la qualité du crin. Les femmes étendaient ensuite la filasse sur une aire, la secouaient, pour l’aérer et la sécher avant de la rentrer dans l’atelier de filature. Le produit obtenu était rêche. Par mesure de sécurité, cet atelier était séparé de la fabrication de la fibre afin d’éviter tout risque d’incendie, car la filasse était très sèche. C’était un hangar d’environ 20 m de large sur 60 m de long, avec des fileuses où des poulies s’enchevêtraient dans un savant jeu technique et d’où sortaient, après diverses manipulations, des cordes que l’on mettait en balles de 80 Kg pour être livrées à la commercialisation et à l’exportation.
Pendant la seconde Guerre mondiale, l’armée française s’équipa de filets de camouflage tissés en crin, fabriqués dans les usines marocaines.
Au vu du regain d’intérêt pour les produits naturels, le crin végétal a le vent en poupe dans le monde entier, particulièrement dans les pays européens. Dans les campagnes certains continuent d’utiliser le « doum » mais de manière très artisanale. Peut être ce siècle verra-t-il un renouveau de ces usines qui, en leur temps, contribuèrent à la richesse du pays ?